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Ce qui ... de Philippe Boutibonnes

28/7/2016

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par Jean-Paul Gavard-Perret
Philippe Boutibonnes fait évoluer l’écriture dans l’ordre du doute, de la disparition et de la renaissance. La priorité donnée au sens devient obsolète, elle s’évapore au contact d’un renversement littéraire pour faire écho à des octets calcinés du cerveau du « pur » scripteur.
Ce jeu est plus sérieux qu’il n'y paraît. Il fait la part au vide et conjugue les hasards. Les mots contenus dans chaque page entretiennent autant l’ignorance qu’un savoir par les multiples doutes que le propos engage. La création au carré trouve soudain un rôle inédit. Contre l’empâtement du logos surgit une volte-face qui formule l’endroit d’une inspiration opposée à la numérisation d’une écriture machinale.
 Tout part en culbute. Le texte tel qu’il se déroule crée des orientations imprévues. Elles intègrent une inspiration mystérieuse et le renversement d’un chaos dans un autre loin de la grammaire superficielle d’une vision classique du « discours ».
 Le doute règne face aux certitudes. Il prend du relief là où se perd l’habitude maladive de parler afin de respecter selon une respiration régulière dans une épreuve de patience. L’inconnu se révèle, attiré par le doute que chaque proposition inclut.
 Le texte sort du sommeil de la mémoire. Le seul devoir du texte n’est pas d’être rêvé : les mots se touchent pour créer des segments. Ils rompent avec un état sécurisant. Comme si les pensées étaient trop rapides pour être mesurées.
 La parole "réelle" se cache derrière un vocabulaire imaginé par un homme "absurde". Le climat n'est plus au beau fixe au sein d'une suite de notes antéfixes. L’air est de moins en moins vrai là où le papier authentifie des paroles ouvertes et vaines qui emporte notre langue vers des pays clandestins loin des paradis exaltés d'un prétendu sens.
 C’est avec calme et une certaine ironie de l’écriture que l’auteur à défaut de la retenir la poursuit et ce en un seul espoir qui se sait illusoire : que l’ouverture soit son abri. L’absence de barrière tient seule de compagnie. Le texte est comme de la mousse sur un mur. Savoir lequel efface l’autre devient tout le problème. « Ce qui… » non seulement renverse les strates : il met face à mère la langue. Elle nous a peut-être permis de naître mais sans finir de nous accoucher.

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Vanda Mikšić - Sels

16/8/2015

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- par Marc Wetzel -
        Voilà une poétesse croate de 43 ans (francophone, universitaire – traductrice enseignant la traduction -, diplomate) que les Editions de l'Ollave nous révèlent.
        Le choc est immédiat, et immense : Vanda Mikšić a un monde à la fois singulier (admirablement campé) et évident (mystérieusement accessible), qu'on voit tout de suite par ces deux extraits :
  
        « On apporte un cercueil à l'eau et on le pose dans le bateau, la flamme des bougies et une vieille sur la rive. Auprès d'elle deux femmes, deux oliviers, un arbuste de romarin et un pin. Le cercueil s'en va vers le port. Le grondement du moteur est sa messe funèbre » (p.49)

        «  Vous discutez. Au cours des paroles vous remarquez un petit vieillard qui s'approche et s'arrête à votre hauteur. Il te montre du doigt et dit à ton interlocuteur : Elle est à moi. Oui. Elle est à moi ! Il se tourne vers toi et te tend la main : Viens avec moi. Allez. Viens. Allez. Elle est à moi. Et il te tire par le bras comme il ne tire plus depuis des années dans ses filets » (p. 55)

        Dans ce second passage, on devine des traits de caractère, de style et de destin liés qui sont : l'impétuosité de la conviction, un prodigieux discernement des ardeurs et des fatigues, l'opacité tranquille des revendications ultimes, et comme un sursaut de salut qui traverse les êtres et vient les chercher là où ils ne s'imaginaient plus l'attendre. Toutes ces formules sont générales, sont imprécises, mais quelques points vont éclairer ça.

         D'abord, une créature redressée, verticalisée - comme est l'homme – est une créature instable ; et il faut donc faire la vie avec des forces, démultipliées, qui veillent partout. L'ontologie de la station-debout est bien une « ergonomie » (p. 13). Comme dit l'auteur : « Tout moment est un levier » : tout ce qui appuie invisiblement ailleurs vous soulève ici ; et tout ce qui se soulève sensiblement ailleurs vous tasse secrètement où vous êtes, fait baisser le niveau de monde moyen en vous. Et cela est vrai non seulement dans l'espace, mais dans le temps ; car la conscience de la mort leste tellement (et donc déséquilibre) le destin humain que tout moment d'existence (même de complet repos ou parfaite indifférence) est un prompt, périlleux et précieux rétablissement ! On ne sort pas de l'action, et quand on le fait – par parole et rêverie – c'est encore elle, l'action, qui en fixe les règles, et encaisse les vrais dividendes.

        Il y a, dans la merveilleuse poésie de Vanda, une sorte de logistique charnelle de la présence, de la condition humaine. Car nous demandons à la nature de nous faire comprendre ce que nous ajoutons pourtant à elle : le langage articulé, l'expression philosophique, la tendre rivalité entre sourire et rire. Nous le lui demandons, pour cesser d'être à nous-mêmes d'aberrants miracles ; et la nature ne peut bien sûr pas nous répondre, pas nous tendre les éléments explicatifs attendus, puisque nous ne pouvons la dépasser qu'inexplicablement. Mais tant pis : une poétesse s'y essaye, pour nous, pour tous. Elle s'ouvre par exemple grand la bouche (p. 18), et l'assimile assez à une grotte intime, une excavation mobile, pour s'y inspecter « la faune et la flore », s'y tirer par jeu le zip blanchâtre de l'attache sublinguale, sonder la texture des « pétards » de salive qu'y sont les mots. Cette fabuleuse médecine de proximité (et qui n'est pas du tout une chirurgie de fantaisie, car ces tortures sont autant d'improvisées initiations!), porte sur elle la lucidité d'un physicien, et même d'un mécanicien : la leçon est que tous les êtres et choses sont en mouvement, et tout mouvement se paye ! L'auteur en consigne universellement le tarif.

        Ainsi, ce qui existe concrètement, ce n'est pas l'élément inerte du calcaire, c'est son tartre (p. 14), c'en est la déposition indéfinie. Ce n'est pas l'échafaudage solide (p. 40), c'est un bâti de métal, bois et regards, qui grimpe à mesure, dangereusement, sur lui-même. Ce n'est pas non plus on ne sait quelle bibliothèque académique (p. 37), c'est bien la pantomime grégaire des érudits, des fonctionnaires de la prise de notes, le grouillement distingué  de nos  « Sisyphes » de la Roche du sens !

        Réellement ici, comme dans le moteur caché du monde, tout ce qui compte et fait compter avec soi est de l'ordre des forces. Rien de plus facile, par exemple, au langage, « d'entrer dans les choses » ; mais la réalité du transfert (l'ergonomie, la logistique, donc, de ce transport) est toujours le prix d'une contorsion : la rêverie objective est sur Terre une acrobatie payante,

        où la constriction des membres (aussi douloureuse et ingrate que l'obtention chinoise de petits pieds féminins),

        où la différenciation des visas (imaginer l'amie Francesca sur son vélo, p. 39, partie chercher la plus belle crique, l'imaginer vraiment, est tout sauf univoque et anodin : il faut choisir à quoi de son effort s'identifier, décider sélectivement d'entrer ou bien dans le tournis de sa roue, ou bien dans son écrasement de la selle, ou bien dans le gril plantaire de ses pédales, ou la devanture osée de son guidon …!),

        où l'accompagnement méticuleux de tout ce qui arrive (comme dans l'insomnie, p. 38, on est à la remorque ébahie de tous les bruits du monde ; ou dans le cauchemar, p. 29, il n'y a plus qu'à réagir ... en sauterelle à la terrifiante invasion domestique de sauterelles),

        où donc cette contraction, cette distinction, cette contention de l'attention, sont modes d'emploi impératifs et incessants du chant de l'existence !

        L'écriture de Vanda Mikšić nous montre ce que peut exactement pour nous la poésie : modifier verbalement l'échelle (et donc la prégnance) des élements du destin : en détaillant  ou floutant adéquatement une scène qu'on vit, on peut noyer dans le non-sens un sens trop ouvertement tragique, ou à l'inverse, noyer dans une flaque de sens (la « feuille d'eau » à laquelle sait jouer l'enfant, p. 32)  un non-sens trop criard. On redistribue préventivement la donne de la fatalité : en s'imaginant qu'une coupure générale de courant (p. 19) se charge de la lampe de chevet qu'on s'apprêtait mélancoliquement à éteindre ; en se figurant le fastidieux bavard, l'odieux médisant, le lassant mythomane en les somptueux « moulins à étincelles » (p. 28) qu'ils sont toujours aussi ! Voilà bien une transfiguration qui ne trahit ni n'hypothèque aucun Ciel !
  
        Il y a comme une sagesse géniale dans l'hygiène de cette voix : sa poésie referme résolument les portes que la Nov'langue de la Sécurité marchande (p. 22-3) enfonçait et crochetait partout ; elle ouvre en même temps, et libère, les portes que scellaient le silence et la peur. Généalogiste (car qui, mieux que la voix qui se murmure ce qui l'anime, connaît les générations de gorges qui l'entonnent?), elle nous rappelle aux appartenances vraies et aux issues logiques, nous remet dans la bonne file (celle que dessine au-dehors la guerre, au-dedans l'enfance), celle qui infailliblement attraperait des fossiles au lasso !

         « Avec le temps, les pêcheurs commencent à ressembler à leurs bateaux : ils arrosent d'eau-de-vie et de vin leur échouage sur l'île » (p. 51) 

        Il y a enfin, comme chez Rilke, une sourde et constante supplique de la bonne mort ; car, réellement, notre mort sera forcée, sera seule, sera lourde ; et tous pourtant nous aimerions que cette mort subie nous soit aussi familière qu'un suicide, cette mort isolée ait la convivialité d'un anniversaire, cette mort insoulevable soit aussi libre et légère qu'une urne de cendres dans la soute d'un transatlantique (p. 58)

        Il y a, pour tout dire, dans cette œuvre, d'extraordinaires qualités que leur maîtrise même  ne dénature pas ; maîtrise paradoxale, si précieuse, de la « zone sans retour » (p. 45) de vivre !!

         « Il est parti vers l'aube à travers les champs, les chaussures couvertes de la rosée de l'herbe qui résistait à ses pas. Il avait écrit une lettre où il a tout expliqué. Il ne voulait pas être encombrant. La lettre a allégé ses pas. Arrivé au pied de l'arbre, unique sur la colline, il a enlevé sa veste et s'est assis s'adossant contre le tronc. Son œil dégustait la terre qui depuis hier portait les grains de blé et n'osait pas encore embaumer. Tout était silencieux. La vapeur se détachait doucement des mottes de terre. Les couleurs attendaient. Il avait laissé la lettre sur la table, près du feu qu'il avait ravivé avant de partir. Pour qu'elle n'ait pas froid. Quand elle se réveillerait, seule. Le matin berce doucement son corps dans le vent » (p. 58)  

        Qui écrit mieux ?!...

 

     

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Antun Branko Šimić

16/8/2015

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Auntun Branko Šimić occupe sans nul doute une place à part dans la poésie croate. Disparu à l’âge de 26 ans de la tuberculose, il a laissé une œuvre émouvante qui reste aujourd’hui encore une référence. Il avait une grande connaissance de la littérature européenne, lisait les auteurs allemands, français, italiens ou russes dans leur langue, citait les philosophes classiques et contemporains, écrivait des chroniques sur la culture urbaine. Auntun Branko Šimić est l’un des poètes les plus profonds de son temps et d’aujourd’hui. Il sera le premier poète croate a utilisé systématiquement le vers libre, s’intéressant autant aux mots qu’à l’impact visuel du poème. Sa modernité se manifeste aussi dans les thèmes choisis, le corps, l’érotisme, la pauvreté sociale, le dépérissement physique… une poésie de chair et d’os. Comme pressentant l’urgence de sa propre vie, Auntun Branko Šimić publia son premier poème à 14 ans, ne cessera d’écrire et ne publiera pourtant qu’un seul recueil de son vivant, "Transformation", en 1920. Rebelle, obstiné, il se consacra à l’édition de ses revues. Sa sensibilité résonne de ces mots justes, posés sur les pages pour toujours. De lui, de ses confrères, il écrit : "Les poètes sont un étonnement dans le monde. Ils arpentent la terre et leurs yeux larges et muets grandissent auprès des choses. L’oreille penchée vers le silence qui les entoure et les tourmente, les poètes sont l’éternel frémissement du monde." Le recueil "Au bord du monde", publié par les éditions L’Ollave, nous offre un choix de poèmes dont la lecture laisse, après une vague d’émotions, un goût de trop peu. Alors, relire encore pour retrouver à travers sa poésie le poète et écouter avec lui "comme la lune marche doucement sur l’eau".

Mireille Sanchez, 2015

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Slavko Mihalić - Notre enfer quotidien

14/12/2013

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Hécatombe des mots

Tu as peur des mots. Ils rôdent tout autour, secs, vidés. L’un jaillit depuis le noir du jardin. Il s’arrête face à toi, une pierre à la main. Un autre se faufile, sournois, le long du mur. Tu ne sais pas s’il épie quelqu’un ou s’il essaie de se cacher.
Une douzaine de lettres monstrueuses chute du branchage.
Ce qui irrite aussitôt ton cou.
Tu cours à travers la rue, et voilà que des grappes de phrases pendent aux fenêtres.
Puis des tessons de mots tranchants au seuil de la taverne. Tu rêves d’en sauver au moins un de la folie générale.
Tu vois qu’ils prolifèrent vite, hélas, et qu’ils perdent leur sens.
Demain nous marcherons sur le tapis de mots broyés, et la parole aura disparu.
Mort en 2007, Slavko Mihalić a été l’une des personnalités majeures de la littérature croate et sûrement l’un des
poètes plus importants du siècle dernier. Dans sa collection Domaine Croate L’Ollave publie une riche anthologie de ses poèmes, dans la traduction de Vanda Miksić, une véritable synthèse de son parcours créatif. Un poète profondément blessé, une langue dense et fluide en même temps, un défi existentiel, une plongée dans le sabbat de « la valse de Méphisto ». La vie pour Mihalic est au fond, comme le titre choisi pour ce recueil, un « jardin aux pommes noires », un labyrinthe sans issue où la poésie elle-même devient un alibi et, paradoxal qu’il soit, un « voyage vers l’inexistence ». Le poème La fin des jeux est d’un nihilisme total, presque plus désespéré que La fin de partie de Beckett : « Tout peut être vendu, tout peut être acheté, / sauf le futur qui a déjoué/ tous les arrangements et qui a disparu sans laisser de trace. »

L’hécatombe ne fait rien espérer d’une humanité qui a vidé de sens les mots, mystifiant leur valeur et leur signification. Est-ce qu’on est nombreux à se rendre compte que s’approche le jour où « la parole aura disparu » ? Merci SMS, Smartphones, Tablettes, vous avez fait de nous des robots balbutiants dans des villes tentaculaires, où tous nos faits et gestes sont espionnés et analysés.
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Alin Anseeuw, Le chagrin de Matisse

19/8/2013

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Paru dans Traversées
Quand Alin Anseeuw a vu le « Chagrin du roi » de Matisse à sa porte il l’a laissé entré. Jamais peut-être ne fut-il si proche d’un tableau qui pourtant l’éloignait de lui-même. Le tableau n’était plus dehors mais dedans. Le tableau était chez celui qui se sentit soudain étranger à lui-même. Le roi devenait à coup de papiers colorés puis découpés par Matisse l’homme intérieur, celui qui traverse le poète et le fait parler. Non par identification ou transfert. Mais parce qu’à travers ce roi en souffrance le monde des images touche au fond de l’âme par effet de surface.

D’où ce texte fascinant, aussi rythmé que méditatif où l’image n’a d’autre référent que son intensité. Car si le sens des papiers collés peut être, par la diversité même de leur assemblage, réversible, le sens du tableau qu’ils composent devient solide. L’ensemble créé par recomposition est rempli mais libre. Sa langue devient par l’organisation de Matisse une énigme un jeu de vie et de mort, de pouvoir et de faiblesse.

Par ses agencements l’artiste a créé la peinture hors d’elle-même. Appliquée directement elle n’aurait été qu’un non-être ou aurait empêché le passage d’un sens particulier. Par la nature même de la création la conscience du roi se dépouille de sa royauté. Elle touche une forme de néant au milieu pourtant d’un scintillement de signes.

Une telle technique permet de privilégier un regard différent sur toute l’histoire de la peinture et de la représentation. En ce sens Matisse n’allait-il pas plus loin qu’un Malevitch ? Ce dernier traita la non peinture par son absence, le vide par le désert. C’était là d’une certaine manière une commodité de la conversion picturale.

Chez Matisse il existe à la fois la mort d’une certaine peinture mais sans la perte de la distance avec ce qu’elle est. C’est bien là tout le miracle de la « re-présentation » dans sa prise de distance avec la représentation au devers d’une simple disparition ou d’un effacement.

D’où ce saut ardent à l’intérieur de la peinture. Le roi est (presque) mort et nu mais en même temps il sort de son rôle. Matisse laisse surgir l’homme intérieur né d’autres lambeaux que ceux que la royale engeance revêt. Ceux de Matisse leur donnent une intensité relative qui devient absolue dans le royaume de la peinture.

Avec Matisse – et Alin Anseeuw l’a compris – il n’y a plus de place pour la maladie de la mort par le « moteur figuratif » que l’artiste a enclenché. Dès lors la souffrance du roi n’est que l’outrecuidance de son orgueil. Et celle du peintre est la diagonale du fou contre l’ordre temporel. Par cette entrée secrète des papiers découpés, donc hors langage, la peinture fit retour en elle-même par ce qu’elle n’était pas. Elle devint à son corps défendant parfaite et par son illumination : génialement obscure mais loin de tout néant.

©Jean-Paul Gavard-Perret

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Philippe Boutibonnes, La lumière offusquée, De l'ombre

9/8/2013

 
Paru dans lelitteraire.com
Philippe Boutibonnes : bestioles et revenants, ombres et lumières
Comme le Maître Puce d’Hoffman auquel il a consa­cré un article fon­da­men­tal, Phi­lippe Bou­ti­bonnes fait de cha­cun de ses livres des décli­nai­sons d’un voyage exis­ten­tiel où le rêve et la réa­lité ont fort à faire pour s’accorder. Et ce, pour notre plai­sir mais aussi pour notre intel­li­gente. Par « ses exercices d'imbécilité » - qui le reposent de ses tra­vaux scien­ti­fiques… -, l’auteur accorde un sup­plé­ment de vita­mine C à nos neu­rones. Certes, chaque voyage a ses limites et sa fin. C’est pour­quoi les livres de l’auteur le découpent en tron­çons. Il sera inté­res­sant aux futurs cher­cheurs d’en défi­nir le sens. Car si le tra­vail scien­ti­fique de Bou­ti­bonnes est objet de nom­breuses thèses, ses tra­vaux poé­tiques, lit­té­raires et artis­tiques le méritent tout autant.

Chaque texte pro­pose une voix-fable dont les mélo­dies peuvent sem­bler par­fois insai­sis­sables. Leurs « coui­ne­ments sans timbres » peuvent frap­per de stu­peur les lec­teurs qui com­prennent sou­dain com­bien la vérité est tou­jours dif­fé­rée dans l’effacement pro­grammé, mais non dans la nul­lité. Un, plus que zéro, atteste du pas­sage, des traces, des cendres que chaque livre laisse. Tout alors se res­semble puis se ras­semble. Tout se résou­dra pro­ba­ble­ment dans l’unité totale de l’œuvre dont — nous l’espérons pour l’auteur — la fin est encore très loin.

Scien­ti­fique, c’est en se pré­sen­tant lui-même via une cita­tion d’Hölderlin « poé­ti­que­ment » qu’il habite cette terre. Dans Ritratto il fait son por­trait : « Je m’appelle Phi­lippe Bou­ti­bonnes. / Je suis né le 7 Juillet 1938 à Avi­gnon : / de cela je suis sûr, on me l’a dit… / Mais déjà, dehors : orée des poux, / halè­te­ments de hyène, corps au rebut, / voyelles taries, bottes, cendres, / brouillard, mille peurs et plus… / J’habite Caen : ce n’est ni Lucques, ni Prague, ni Dublin. Ville sans méandres, / sans cou­leurs, sans odeurs. / Que je déteste… / Ma vie ? Ce rac­courci délé­bile / (1938–20..), un point c’est tout. / Depuis ? Des restes. Quelques “et / cae­tera”; / quelques traits que je / m’efforce de tra­cer pour trom­per mon attente. / Peut-être que je mour­rai un jour ? / Peut-être… Pour­quoi pas?… »

Ces « quelques traits » prouvent que le plas­ti­cien et micro­bio­lo­giste est un écri­vain majeur. Après un pre­mier et superbe ouvrage de poé­sie paru chez Maeght, il s’est fait connaître avec Le Beau Monde.  Plus récem­ment, les éditions de l’Ollave on publié de superbes livres de l’auteur. Eve Gra­ta­matzki tout d’abord. Ce livre est une médi­ta­tion sur l’œuvre de l’artiste dis­pa­rue en 2003. « Nous sommes débi­teurs à l’égard des morts, à l’égard de ceux qui nous ont quit­tés, nous aban­don­nant pau­vre­ment vivants et inapai­sés, cou­pables — oui, cou­pables — de n’avoir pas su les convaincre de conti­nuer à vivre » écrit Bou­ti­bonnes. Son livre relance un impos­sible dia­logue avec la créa­trice comme il l’avait déjà fait avec Sarah Kof­mann (exé­gète de Nietzsche, Freud et Der­rida). Par delà la culpa­bi­lité, Bou­ti­bonnes ne pas retient d’Eve qui elle fut car il s’aperçoit qu’il l’ignore mais il rat­trape l’essentiel : « les images de l’artiste amie telle la scène fur­tive et hal­lu­ci­na­toire /qui relègue dans l’oubli les images de la petite enfance. / les lieux où elle vécut et tra­vailla / ses lec­tures (Duras, Beckett, Höl­der­lin) / ses gestes et tech­niques / ses ani­maux et ses cris de déses­poir / ses œuvres enfin qu’il évoque avec le souci de la matière, de l’infime côté savant et la /profondeur de champ, Eve est intacte et inen­ta­mée dans le moment et le mou­ve­ment du dessin ».

Tous les livres du poète sur­montent le temps qui passe, l’angoisse, le néga­tif comme le prouve encore le superbe La lumière offus­quée, de l’ombre . L’artiste donne un sens et un savoir poé­tique à notre désen­chan­te­ment indi­vi­duel et col­lec­tif par « la danse joyeuse des par­ti­cules et des pho­tons ». Ils res­tent pré­sents même au fond du néant et per­mettent d’explorer des marges dif­fé­ren­tielles par rap­port aux pro­po­si­tions consen­suelles de l’imaginaire à la mode. Pour Bou­ti­bonnes (c’est ras­su­rant pour cer­tains mais angois­sant pour d’autres), la fin n’est qu’une suite man­quante et « tout recom­mence ailleurs ». Il existe donc pour lui des conti­nui­tés évidentes de lieux, de per­son­nages et d’auteurs. Par exemple, Aris­tote, Leib­niz, Hus­serl, Buf­fon, Flau­bert, Ducasse, Kafka, Beckett, etc.). Le monde comme l’art et la lit­té­ra­ture et la science demeurent un per­pé­tuel réen­gen­dre­ment que seule notre myo­pie intel­lec­tuelle empêche de com­prendre. A ce titre, nous ne sommes pas plus avan­cés que les monstres ché­ris de l’auteur : mouches et autres dory­phores et scarabées.

Pour ce scien­ti­fique de plain-pied dans l’ère du numé­rique, la fin du livre n’est pas pour demain – et ce, même à l’échelle tou­jours plus ou moins micro­sco­pique du vivant qui sent la mort dans tous les sens du verbe. Chaque livre reste une trame qui mêle à pro­fu­sion le savant et le tri­vial, le délire au sérieux, l’homme à l’animal, le com­mu­niste ou le saint. Tel celui que l’auteur décons­truit dans un de ses textes les plus connus : « Fons est cru­ci­fié– le bas, le torse et les bras. La tête est posée sur le ventre, pres­sée par une pierre chauf­fée à blanc. Fumée par­tout. Odeur âcre. Les clous sortent d’eux-mêmes du bois. Fons ne demande pas son reste : il prend ses jambes à son cou, la tête sous un bras et fonce. « Tu fonces où, Fons » crie un badaud pour acca­bler le saint. »
Selon Bou­ti­bonnes, ce der­nier est moins inté­res­sant que l’animal : « C’est les bêtes que j’interroge : l’homme, je ne peux le connaître sui gene­ris, je suis dedans depuis pas mal de temps, 7 j / 7 comme au Mac Do. Je ne peux m’en extraire. Je consi­dère alors ce que j’ai été avant d’être celui que je suis : je tiens à la ruse de l’axolotl ; à sa face hilare, plan­tée comme un lit­chi éplu­ché et fen­due de joue droite à joue gauche ». Pour autant, le centre autour duquel tournent les textes de l’auteur sont des femmes et des hommes. Ils peuvent avoir des noms dou­teux mais il y a aussi des Solange « sol-air » qui ne sont en rien des sales anges si ce ne sont celles ou ceux (Ah, le sexe des anges…) de peurs anté­rieures qui ramènent au Adam d’«après la culbute». Qu’importe au demeu­rant. L’être vit aux dépens de celui qui l’écoute puis qu’il perd en le quit­tant. C’est cruel. Mais qu’on se ras­sure cha­cun de nous dis­pa­raî­tra à son tour. Nos para­sites idem. Poux en tête.

Lire notre entre­tien avec l’auteur

Jean-Paul Gavard-Perret

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